- Tu comprends, dit René, et il avala une gorgée pour piocher ensuite une cacahuète dans un saladier, la tourner, la retourner, la reposer, reprendre une autre, la laisser retomber parmi les autres et en saisir une troisième, la tourner, la retourner à son tour, la faire tressauter, la serrer entre le pouce et l'index, la faire rouler dans une main, dans l’autre, comme s’il cherchait, espérait trouver sans y croire vraiment, la meilleure position possible dans le pire dans ses paumes, par lui surnommées les „deux sinistres“, car bien incapables de fixer quoi que ce soit, d’assembler, de coller, visser, ajuster, scier ceci et réparer cela. Comprends-tu, continua-t-il, je regarde cette coque, là, avec ses deux boursoufflures, et ne peut m’empêcher de voir, ou plutôt d‘y reconnaître, l’haltère de Meitner-Frisch, juste au moment précédent la séparation des deux extrémités.
- J’ignore qui sont ces Meitner-Frisch, mais, en voilà une idée! S’étonna Lucien, que rien ne surprenait.
- Justement Lucien, justement. Les idées, elles volettent, virevolent, ici, là, dans les choses, en dehors ; les idées, les intuitions : blagues parfois, plus ou moins drôles, l’une de celles que l’on lance en bout de comptoir ou paillasse de laboratoire, voire au détour d’une page, blague contenant une idée née d’une envie elle-même fille d’une frayeur anticipatrice.
- ???????
- Je te promène, certes, tout se promène, les choses, les idées, les mots, d’une phrase à l’autre, d’une œuvre à l’autre, d’un siècle au suivant. Ce qui, par exemple, dans une lettre, exprime une inquiétude, devient un désir – désespéré – dans un roman. Ahlala! s’exclame l’un au début du XVIIIème, la science nous promet de méchantes surprises, qui ne laisseront rien des êtres, ni des choses. Alas! se morfond l’autre à la fin du siècle suivant, que n’existe-t-il une science capable d’inventer une cartouche assez puissante pour faire péter ce monde dénué de sens!
- Hm hm... où faut-il rire?
- J’y viens, j’y viens. Ma foi! se dit un éminent savant un peu plus tard, trouvons le bon détonateur, et nous provoquerons des choses fort intéressantes, et le cataclysme suprême sera même à la portée d’un laborantin un peu trop zélé, un tantinet distrait, ou franchement idiot. Houps... ah dis-donc!
- Oui mais...
- Ce que l’un craint, l’autre le souhaite, un troisième le réalise. L’idée, comprends-tu, flotte ici, voltige là, se la joue littéraire, se présente scientifique, papillonne, ne s’impose pas car elle n’a aucune raison pour cela. Elle poursuit simplement son petit chemin d’idée, prend du volume, se fortifie, change de fusil d’épaule, se contredit même, jusqu’à promettre un monde libéré de cette fâcheuse habitude qu’ont les hommes de se massacrer régulièrement, disparait et
- La voilà qui ressurgit comme diable en boîte !
- Tout doux, ne nous précipitons pas. L’idée ne suit pas une ligne droite, comme nous l’avons vu, s’en méfie même. Elle s’offre des détours, mais devient avec le temps, de plus en plus sérieuse, et aguicheuse. Elle trémousse et tortille, chaloupe, déhanche, devient fréquentable, se révèle acceptable, s’impose, se présente, enfin, indispensable, inévitable. A partir de ce moment, elle est l’Idée, elle se concrétise dans la vision d’un physicien, grand amateur de romans d’anticipation, qui, le temps pour un feu vert de passer au rouge, répond à un pressant pourquoi? par ce qui se mijote pour un avenir proche et se penche, physiquement, excuse le jeu de mot, sur le comment?
- C’est bien jôli tes serpentines, mais la blague? et la cacahuète?
- Il s’agit bien de cela! L’intéressant de l’affaire réside au moment où l’Idée atteint un point de non-retour, et la vitesse à laquelle on s’en approche.
- ???????
- 167 ans entre la crainte émise dans une lettre fictive et le souhait exprimé dans un roman ; une soixantaine d’années seulement entre ce dernier et le premier essai démontrant la validité de l’Idée, un mois entre l’essai et le point de non-retour, trois jours entre celui-ci et sa confirmation.
- Plus ça avance, plus ça va vite, alors?
- Plus ou moins, selon la nécessité, selon le problème.
- A quoi reconnaît-on un point de non-retour?
- Lorsqu’on l’a défini puis franchi, en tout connaissance de cause.
- Y arrive-t-on toujours?
- A ton avis?
- Et la cacachuète?
- Lorsque je vois un primate en décortiquer une, il me vient des frissons.