Asteur autant que je le sache Asteur ne quitte pratiquement jamais sa boutique, je le soupçonne d’y dormir ; et pour ce qui est du monde, il prétend ignorer ce qui se trouve au-delà du périphérique, et ne pas s‘inquiéter de savoir dans quelle direction se trouve l’estuaire de la Seine. Je le crois. De même lorsqu’il me confia, en la posant sur un baril de lessive retourné, que la fermière était bien la première qu’il rencontrât. Elle ne lui révèlerait pas les mystères de la campagne, certes, mais lui remit une histoire à l’esprit.
- Je ne l’avais pas oubliée, je n’oublie rien. Disons que je n’en avais pas l’usage. Mais maintenant, avec votre manie des seaux, c’est normal que je m’en souvienne.

Il rencontra un jour un homme au café de la Palmeraie, qui, durant la guerre d’Indochine, subit la torture de la goutte d’eau. L’ayant lié, assis en tailleur, à un tronc de sapotilliers, ses gardes fixèrent au-dessus de sa tête au préalablement rasée, un seau rempli d’eau, après en avoir percé le fond, puis disparurent dans la jungle. Mieux valait l’eau que le latex, pensa-t-il d’abord, ayant à l’esprit l’écoulement lent d’une masse blanche le recouvrant avant que de l’étouffer.

Son attention se fixa sur la goutte. Il l’attendait, la craignait, en prévoyait la chute, et se rendit vite compte que cela n’était pas la bonne manière pour en retarder les effets. La chaleur était étouffante, l’odeur de la végétation en décomposition difficile à supporter.

Cette notion de ce qui peut être rendu „supportable“ lui remit en mémoire l’image de sa grand-mère, par un après-midi d‘été. Désirant profiter du soleil mais ne supportant pas la chaleur, elle s’était assise à l’ombre d’un pommier et trempait alternativement ses pieds dans un seau d’eau froide.

Il s’efforça de conserver cette image, s’appliqua à synchroniser la chute de la goutte avec le moment où sa grand-mère, souriante, retirait un pied du seau pour y plonger l’autre. L’effort nécessaire pour visualiser l’image et maintenir le rythme du changement de pied le détournèrent de la goutte, de l’attente pernicieuse, de la tension psychique qu’elle supposait. À plus ou moins long terme cependant, ayant atteint ses limites, elle ne pouvait que se rompre pour le plonger, lui, dans la folie. Il ne parvenait en fait qu’à reculer le moment où cette rupture se produirait. Une courte averse ne lui apporta aucun réconfort mais lui donna une idée. Ajoutée à l’image de la grand-mère, peut-être pouvait-elle repousser la menace, sinon définitivement, du moins suffisamment longtemps pour lui permettre d’espérer. Une fois la goutte tombée, l’eau qui la formait se mêlait aussitôt à la sueur, il s’imagina que ce mélange s’évaporait et ferait partie de la prochaine averse. Intégrer la goutte à un cycle naturel ne lui enlevait-il pas de sa malveillance?

À l’image de sa grand-mère il substitua la sienne, comme reflétée dans une glace. Il était assis, sous un pommier, trempait alternativement le pied gauche et le droit dans un saut cependant que sa sueur, indiquée par un réseau de flèches rouges s’élevait dans l’atmosphère pour retomber en pluie dans le seau. En intégrant la goutte à ce cycle, dont lui même faisait partie, il affaiblissait, lui semblait-il, la tension, et la situation extraordinaire la provoquant. Si jusqu’à présent il avait vécu en dehors du seau, sa construction, ou son stratagème, lui avait permis de se retrouver dans le seau, et de regagner ansi une normalité contre laquelle désormais la goutte n’avait plus aucune prise.

N’ayant bientôt plus la notion du temps, il ne sut à partir de quand sa vision commença à se brouiller. À la végétation l’entourant se mêlait par interférence des paysages de France. Il se voyait vêtu d’un pantalon orange ; sa grand-mère avait quitté sa chaise, se trouvait assise sur le sol, le menton appuyé sur les genoux, et mâchait des feuilles, des fruits. Il avait endossé un chandail gris clair dont les manches retroussées laissaient apparaître ses bras blancs mais comment ses mains pouvaient-elle être si foncées? Sa grand-mère s’était affublée d’une colerette de fourrure et agitait un boa blanc devant ses yeux aux paupières maquillées d’un bleu intense. Il la trouva bien ridicule. Les clignements d’yeux qu’il accélérait pour recouvrir la vue aggravaient au contraire la situation. Il se sentait partir. Il poussa un cri. Non. Sa grand-mère? Non... Un singe, dressé sur une branche.

Un singe, tout ce qu’il y a de primate. Il n’en avait jamais vu depuis son débarquement à Saigon. Pas comme ça, si près. Dans les arbres parfois. Des ombres à peine, encore moins visibles que les Viêt Minh, sauf ceux qui l’avaient fait prisonnier, et encore. Il les avaient oublié déjà. Que faisait-il là ce singe? Et lui? Et lui? Il poussa un cri. Le singe bondit au sol, se servit de sa tête comme d’un tremplin, se prit la patte dans la filasse retenant le seau, l’emporta en disparaissant dans le feuillage... Une patrouille le retrouva un jour plus tard, deux? Il ne savait plus. Il ne savait que le seau, le singe, sa grand-mère et le paludisme. Cela suffit pour le rapatrier sur la côte.
[Extrait du journal de M. Crpon]