... non, laché fermement,
aussitôt suivi par l’ouverture d’une parenthèse
qui semblait vouloir le stopper dans son élan de non (laissé
tel, il sècherait l’entretien sur le champ), lui barrer
la route pour laisser la place à mais peut-être que...
dévoilant la possibilité d’un doute, que viendrait
aussitôt protéger – mais peut-être s’agissait-il
plutôt de s’installer, de prendre pieds? la fermeture de
la parenthèse, pour laisser alors le champ libre à un
vague je ne sais quoi, technique élaborée de
phrase en phrase, au cours des ans, entre deux discussions, considérée
comme trop faible à la fin de celle qui venait de s’achever,
désirée plus forte pour celle qui suivrait. Fil relaché
dont l’interlocuteur remarquait la présence et l’importance,
dès qu’il s’y attardait, ne se laissait perturber
par les images et bruits de fond. S’agissait-il d‘un piège?
Il chercherait alors à découvrir le nœud coulant,
le lacet du colet, à reconnaître l‘élastique
dont la tension puis le relachement subit provoquerait le renvoi sans
équivoque d’un argument possédant les qualités
blessantes, voire léthales, d’un projectile. Interpelée
en tout cas par ce „mais peut-être que...“, renforcé
par le „je ne sais quoi...“ qui n’avançaient
ni ne reculaient, établissaient une paralysie du discours, Mireille
saisissait la part d’incertitude afférente au „mais
peut-être que...“, rejointe par celle du „je ne sais
quoi...“ pour se fondre l’un dans l’autre, en une
symbiose de mutisme. Et ce „non“ catégorique confirmait
l’impression ressentie au début de la conversation, lorsque
Lucien avait commencé à répondre à l’une
de ses questions par un „oui“ non moins impératif.
Question posée non pour dynamiser le dialogue, lui donner une
impulsion pour le maintenir dans la direction engagée, mais pour
l’empêcher de retourner à son point de départ
et de s’y figer, plaqué par le silence. Méfiant
ou timide, convenu peut-être, inconsciemment – qui en effet
se risque à dévoiler ses cartes dès la première
manche du jeu? – alors que les rôles n’étaient
pas encore distribués, pour autant qu’ils le fussent par
la suite. Quelle suite? se demandait Mireille. Ce qui succéderait,
là, sur le champ, maintenant, sous ses yeux? Rien d’épique.
Avec une minutie d’horloger, une application d’orfèvre,
voire l’inquiétude d’un démineur, Lucien piquait
l‘opercule obstruant la coquille des bigorneaux dont il extirpait
cette masse grisâtre, laiteuse par endroit, d’aspect brillant,
nacré, recroquevillée en une extrémité,
pour la déposer sur une tranche de pain beurrée, laisser
tomber ensuite la coquille délestée de ce non-poids sur
le rebord de son assiette où elle rejoignait celles dont il s’était
occupé et aussitôt en piocher une nouvelle dans un saladier.
Suite aussi riche qu’une rîme pauvre. Ou n’avait-ce
été que le prologue d’une suite laquelle ne se mettrait
en branle que lorsqu’il engouffrerait pain et mollusques pour
les mâcher lentement? Cela impliquait forcément une prolongation
du silence. Mais peut-être repousserait-il l’ingurgitation
à plus tard, après avoir, sinon amorcé une poursuite
de sa narration, suspendue au „non (mais peut-être que...
je ne sais pas...)“ cependant qu’elle presserait la carapace
d’une langoustine, arracherait l’éventail caudal
pour aspirer, suçotter, grignotter cette chair rose, rosâtre,
rosueuse (l’adectif adéquat lui faisait défaut pour
qualifié la chose et surtout définir son dégoût)
et compacte, qui l’écœurait un peu. Quelle idée
d’avoir commandé, d’avoir accepté commander
une assiette au nom raccoleur : fruits de mer... des fruits, au sommet
desquels trônait cette sirène (Connaissez-vous la chanson?
C’est Lassie, c’est Lassie / Lassie, reine de Cayenne...),
bêtasse à écailles aussi culcul que ces couples
ornant les croquembouches et vivent les mariés – pourquoi
pas corbeille tant qu’à faire? Euphémisme bien sucré
pour tout ce salé. Mireille ne s’était certes pas
attendue à devoir avaler des huitres, moules, crabes, écrevisses,
crevettes, bulos et donc, langoustines sucrées.. Et alors? Oui,
alors? Quoi? Mireille mastiquait „cela“ en guettant le hoquet
irréfutable, encore étouffé, d’un malaise
salvateur, à même d’interrompre son martyr, et le
forcerait, lui, à cesser sa méditation bigornienne, à
se lever, la prendre par les épaules, lui tapoter la paume d’une
main en vérifiant de l’autre si elle avait de la fièvre
(de la fièvre!), ce genre de bêtises. Bêtises, oui.
Elles l’amèneraient cependant à délaisser
ses enfantillages, à baisser la garde. Ce serait alors à
elle de prendre les choses en mains. Elle pourrait – forte de
son aversion pour le fruit maritime – mimer l’imminence
d’une syncope, le grand jeu en somme, mais ô combien difficile
à maîtriser. Elle pourrait passer pour une délicate,
une sans coffre, désavantage certain aux yeux de celui
qui se délectait visiblement de ces rebus de marée. Le
soupçon d’une faible constitution risquait de gâcher
son plan, mais pas question non plus de paraître trop forte, l’élan
qui l’avait amené à quitter sa chaise pour la réconforter
ne durerait pas plus longtemps que le flamboiement d’une pincée
de poudre. Son regardait biaisait déjà vers les crustacés,
craignait-il qu’ils ne fondent? Mireille hoquetait maintenant
faiblement, histoire d’entretenir l’intérêt
de René sans le faire basculer dans la pitié et surtout
éviter une rebellion définitive et fatale de son estomac.
Elle avala une gorgée de vin, une seconde. Ça allait mieux,
le cap était franchi. Elle s’éventa de la main,
il regagna sa place, son assiette, sa tranche de pain et sa population
visqueuse, qu’il recouvrit d’un lacis de mayonnaise –
ce fut le coup de grâce, l‘Ecluse, Mers El-Kebir, Sedan,
l’an 40, Dien-Bien-Phu. Elle crut mourir, elle ne faisait qu’agoniser.
Comment revenir à la conversation? Comment renaître? Et
pourquoi, puisque de toute façon elle avait fait ce qu’il
fallait pour ce qui eu dut être ne le fusse pas? La pensée
du fiasco la calma. Sans chercher à comprendre, elle s’envoya
une re-coup de pinard, car ce fut bien ce qu’elle fit et non de
s’humecter les lèvres, la langue et le gosier d’une
larmette de cep fameux. Une bonne gorgée, une vraie rasade de
patron pêcheur, qui sembla lui dégager l’œsophage
avec la force d’une chasse d’eau. Lucien l’imita.
La conversation pouvait reprendre. Oui, poursuivit-il, comme
s’il n’avait jamais prononcé de non (Mais
peut-être connaissez-vous notre réputation?), je ne sais
quoi vous dire de plus sinon que dans mon équipe je veux des
collaborateurs avec des tripes dans le cerveau et de la cervelle dans
le ventre. Penser avec ses tripes, vomir du cerveau : tout est là.
La démonstration fut aussi éloquante. Ce qui se conçoit
bien, tralala... Elle avait eu peur un peu qu’il ne s’étende
dans la charcuterie, ne récite la liste des victoires obtenues
par cette méthode, en dessine le diagramme sur la nappe, avec
force courbes conquérantes. Elle se rassura lorsqu’il s’empara
de l’ultime morceau de pain birgorné. Fi des concepts,
exit les stratégies, l’économie – si nous
prenions un dessert? Comment passer au dessert après une assiette
de fruits de mer? Commande-t-on une assiette de légumes sucrés?
Si le vin n’agravait plus son malaise, il lui montait à
la tête. Petit mieux dont elle se méfiait comme s’il
prenait déjà la tangente „beaucoup trop“.
Elle finirait par raconter sinon des bêtises, du moins des sornettes,
risquant par là de perdre le poste qu’elle n’avait
pas encore obtenu, ce qui était une chose ; et pouvait torpiller
le reste de la soirée, ce qui en était une autre. Il mastiquait
consciencieusement. Elle se concentrait. Il ne parlait pas, elle se
taisait aussi. Le silence s’installait. Comment se taire? Peu
de personnes y parviennent sans que leurs vis-à-vis ne le prennent
mal. L’effort pour ne rien dire se sent, devient visible même.
Les machoires mouent des phrases étouffées, les yeux paniquent,
cherchent en vain une aide, les mains palpent, tâtent, effleurent,
tapotent : le désastre pointe. René ruminait, Mireille
avait opté pour une légère catalepsie, les autres
mangeurs, dispercés autour d’eux, le personnel du restaurant
s’occupaient du reste en produisant à coups de couverts,
de conservations, de commandes, tintement de verres, un bruit de fond
qui les sauvait de la gêne pour autant qu’ils en ressentissent
une. Une serveuse s’approcha qui rompit le charme : prendraient-ils
un dessert? du fromage? des cafés? digestifs? Une réponse
s’imposait, qui signalerait la trève. Positive, elle déclarerait
une prolongation du repas, nécessitant la poursuite d’une
conversation dont Mireille avait perdu le fil et que Lucien n’envisageait
nullement d’assaisonner ; négative, elle provoquerait dans
un délais assez bref le règlement de l’addition.
Lucien, en tenant la porte, promettrait d’informer Mireille sur
la question du poste ; elle sourirait, sans plus. Après tout,
plus que le poste, c’était Lucien qui l’intéressait,
ainsi qu’elle l’avait avoué à Camille qui
en toucha deux mots à René qui suggéra à
Lucien d’inviter Mireille au restaurant, et „vaille que
vaille“, avait-il laché en riant, sachant pertinament qu’aucun
poste n’était à pourvoir dans aucun service, Lucien
d’ailleurs, lorsqu’ils se retrouvèrent au lit, abandonna
rapidement ce qu’il appelait son rôle de „chasseur
de tête“ pour se jeter sur sa proie, à moins que
ce ne fut le contraire. |