Camille le lui avait offert, comme
on jette une balle à un chien. A l’instar de celui-ci René
l’attrapa au vol, non pour le mordiller de joye et le transformer
en miettes de gomme, mais le faire rebondir à plusieurs reprises,
puis, de nouveau chien, tomber à l’arrêt. La ligne
bourrelée de l’équateur, les continents qu’aucune
frontière ne faisait ressembler à ces illustrations de vaches,
porcs ou montons où les différentes parties comestibles
sont indiquées en pointillés, l’avaient interpelé.
Par le passé, galette ou globe, la terre représentait une
surface criblée de taches blanches. Elles enflammaient les esprits.
Les innovations techniques aidant, tout fut mit en œuvre pour les
noircir. Sans quitter cependant leur écritoire et leur bibliothèque,
mais las sans doute de commenter les Anciens, les géographes, les
cosmographes et autres lettrés se réjouir alors, d’avoir
enfin, une nouvelle matière première à décortiquer,
à supputer, à spéculer. Leur imagination comblait
les lacunes, ils étoffaient leurs descriptions de “on-dits”
récoltés à droite et à gauche lors d‘échanges
épistoliers, ils déclinaient avec passion les coutumes de
peuplades aussi lointaines qu’inconnues, produisaient des récits
aussi fabulatoires que ceux mis sur le papier par les voyageurs en tout
genre, mêlaient à la précision du défrichage
scientifique bousculant les superstitions entrenues par les générations
passées, la confusion qui produiraient celles à venir, brodaient
sur les indications vagues sinon édulcorées de colporteurs,
s’inspiraient d‘études déformées de missionnaires,
fantasmaient sur des rapports bancals, des souvenirs déformés
d’aventuriers, des racontars exagérés de soldats,
et autres délires de marins entretenus par les alcools, brouillés
par la malaria et le chatouillis du ver de Guinée. Le fait est
que, malgré ces informations souvent erronées lâchées
dans le sillage des zig-zags maritimes ou la poussière des voies
terrestres, le flou prenait peu à peu des contours, un relief se
dessinait, s’inscrivait sur une treille de longitudes, de latitudes.
Et l’une après l’autre les taches blanches se coloriaient,
augmentant d’autant l’attrait de celles qui restaient encore
sur les cartes. La seule vue de l’une de ces surfaces immaculées
en amena même certain à rêver intensément, de
plus en plus profondément, jusqu’au plus profond des choses
et des êtres. De nos jours ces étendues ont complètement
disparu. Un bref regard sur un globe terrestre et l’on s’en
rend compte très vite : le monde est devenu jôliment bigarré,
si bariolé que nous finissons par en avoir le tournis, la nausée.
C’est un cauchemar de nations, une fantasmagorie parcellaire, une
pizza sphérique dont le délire chromatique alarme violemment
les intestins autant que la rétine. La multitude de peuples, tribus,
clans qui s’y agitaient n’était pas en soi un problème,
mais bel et bien le fait que ces aplats les ignoraient, justement, pour
mieux les parquer dans ces réserves que sont les nations, à
coups de “c’est à moi”, “jusqu’ici
et pas plus loin”, “bas les pattes!” Comment ne pas
apprécier alors, se demandait René, ces globes ne représentant
que les continents (avec leurs reliefs), se passant de cet irritant patchwork?
Ce découpage résultait-il des Grandes Découvertes.
On exagère beaucoup à leur sujet, trouvait-il. Ayant découvert
l’inconnu, que faisaient les téméraires explorateurs,
et surtout ceux qui s’engouffraient à leur suite? Ils le
rayaient de la carte, cet inconnu. Ils s’acharnaient à le
transformer jusqu’à ce qu’il ressemble au déjà
connu, se moquant des incompatibilités flagrantes, tassant les
contradictions que soulevaient leur action, entre leurs fesses et leur
selle. Etrange comportement, que de scier ainsi la branche sur laquelle
on prétend se tenir pour découvrir du nouveau et de le nier
avant même de l’avoir réellement perçu. Lorsque
l’inconnu ne l’est plus, quid du plaisir? Cette question était
idiote, convenait René, ou plutôt dénuée d’actualité.
La ruée vers Mars le montrait sans détour. De nous jours
on collectionne d’abord des millions de données concernant
cet inconnu, et seulement alors, on va le découvrir. Le premier
astronaute à sautiller sur la planète rouge, à gambader
guilleret sur sa caillasse, à se laisser malmener par les coups
de vents de là-bas, aura l’impression de le faire chez lui,
dans son jardin, tant l’environnement lui sera familier. Et si c’est
le cas, à quoi bon le voyage? |