A peine sortis Camille et René
sentirent la chaleur leur tomber dessus avec la violence d’un couvercle
rabattu sur une poubelle, par une force, puissante, implacable, n’admettant
aucune réplique, pour tenter d’étouffer l’odeur
qui s’en dégageait, mais surtout augmenter la température
à l’intérieur du fût et accélérer
par là – qui sait? – la décomposition du contenu.
Camille eut aimé aller nager, René s’y refusa. Pas
question de barboter dans une masse de corps venus là aussi chercher
la fraîcheur : toute la ville devait encombrer la côte, sans
parler de l’apport endémique des touristes multipliant le
nombre d’individus, gras et maigres, grands et petits, jeunes et
vieux, visqueux de crème solaire, jouissant d’une primitivité
enfin retrouvée, acceptée par tous, exprimée joyeusement
à coups de cris expansifs – trait sublime de la modernité
confondant volontier laisser-aller dégénéré
et allez savoir quel état naturel – piétinant
toute velléité de parole posée cependant qu‘ils
foulaient le sable d’une démarche jubilatoire, le bosselaient
de toutes leurs plantes de pieds nus ou chaussés de sandales, tongs
et tennis, l’écrasaient de leurs fesses, ventres, matelas
gonflables, glacières, pelles et seaux – Nous ne verrions
même pas l’eau, pensa René, dit René ;
Camille convint de la chose. Ils marchèrent sans but, atterrirent
aux puces. Des jeunes rafolant du vieux et des vieux se recherchant une
jeunesse peuplaient cette oasis, qu’ils parcoururent avec une lenteur
moins provoquée par les objets à même d’éveiller
leur intérêt, qu’adoptée par leur organisme
en surchauffe. Bientôt las des bibelots d’antan, des encyclopédie
dépenaillées, de la vaisselle ébréchée,
des guipures jaunasses, des disques aux sillons si creusés que
Mozart se métamorphosait en death metal et la musique comtemporaine
en craquements confus, désolés par les instruments démentibulés,
les jouets ravagés, exaspérés par la rouille et l’écaillé,
étourdis par le nombre d‘ordinateurs, portables, auto-radios
et autres gadgets életctroniques pouvant mal prétendre au
label „brocante“ et encore chaud de la main qui leur avait
brutalement fait changer de propriétaire, abrutis par tout ces
stands dont chaque centimètre carré quémandait une
seconde chance, prétendait à une nouvelle vie, ils s’arrêtèrent
en sueur, nauséeux, devant une table de camping sur le plateau
de laquelle s’alignaient des vautours en plastique, comme il s’en
vend souvent dans les boutiques des zoos voire celles des musées,
et dont la seule particularité était qu’ils se ressemblaient
tous. Ils formaient ces vautours comme une haie d’honneur au bout
de laquelle des livres
s‘encastraient dans un rayonnage unique, qui semblait avoir été
bricolé ad hoc, dépassait de la table sur les côtés
et dissimulait en partie le vendeur,
un vieillard, recroquevillé sur un pliant de pêche. Sans
s’intéresser aux deux nouveaux arrivants, même acheteurs
potentiels, il marmonnait son boniment d’une voix monocorde, son
brouissaillon de barbe agité par le mouvement des lèvres
et taillé dans ce que Camille appelait le style „professeur“.
Les mains sur les cuisses, il tournait les pouces, geste évoquant
pour René le mouvement d’un treuil tirant un filin, de façon
à entraîner le baratin hors la bouche, mais peut-être
s’agissait-il d’un technique incantatoire destinée
à attirer le client, à flatter son goût ou en voiler
l‘absence, à le charmer, à l’embobiné
dans un lacis dont la complexité pouvait passer pour de l‘érudition,
en court : amener l‘indécis à déposer sur la
balance où pesaient les arguments du vendeur tout le poids de son
inextinguible désir de combler le vacuum de l’existence et
parvenir ainsi à un équilibre émouvant conclu par
l’achat de telle ou tel babiole qui trouverait sa place dans le
„cabinet de curiosités“, comblant un vide, en créant
aussitôt un autre, qu’il faudra bien combattre à son
tour. |