L’équilibre entre
le clapot de son estomac et celui de l‘eau, là était
le secret, avait expliqué le réceptioniste, ou plutôt
avait compris Perlain, ce qui revenait au même puisque le parcours
S. Marcuola- S. Marco se déroula sans incident majeur. Il n’était
pas nécessaire d’avoir le pied marin pour se déplacer
dans les bus flottant où le seul malaise venait de la promiscuité
inévitable avec les touristes en groupe ou isolés, maisces
derniers alors si nombreux qu’ils finissaient par former eux aussi
des groupes; quand aux œuvres exposées, il n’en vit
même pas le cadre. Le questionnait-on sur le sujet, il esquissait
un geste quelconque mais expressif soutenu par un haussement de sourcils
: „Bacon c’est simple, il n’existe pas d’autre
endroit que Venise pour le voir, ses figures sont en véritable
symbiose avec la décrépitude de la ville, vous comprenez?
Et ce verre sensé établir une distance entre les toiles
et l’observateur!? Vous aurez beau vous déplacer, vous
vous verrez dedans, coincé vous aussi dans ses espaces fermés,
acculé, viande crue parmi cette barbaque peinte. Et vous vous
demandez à la fin : est-ce bien hygiénique? Comprenez-vous?“
Impressionner son interlocuteur en ne disant pas grand chose était
l’atout majeure de Perlain souvent invité à l’un
de ces dîners où l’hôte craint des silences
entre les plats. Dans le cas du peintre irlandais, la conversation se
poursuivait sans mal, toute en considérations sur l’avarié,
le faisandé, le mépris des religions pour la chair et
autres variations sur les différents stades de la décomposition,
le cru, le cuit, l’érotisme morbide, âpres digressions
qu’adoucissait l’ingurgitation répétée
de vin. Lorsqu’à son tour Perlain réunissait quelques
amis il s’en trouvait toujours un ou une pour s’exclamer
devant sa collection de billets évoquant telle ou telle exposition,
dans tel ou tel musée, dont le nom est connu, contrairement au
contenu. Perlain n’y mettait jamais les pieds. Et avant qu’on
ne lui demanda son avis sur telle œuvre, il prenait ce qu’il
supposait être une attitude d‘esthète : „Notez
que je n’achète ni catalogue ni carte postale, qui sont
une injure à l’art. Des œuvres que nous n’avons
pas sous les yeux il est inutile de discourir, et devant celles que
nous avons le loisir de regarder, les mots n’ont pas de sens“.
Un petit malin voulait-il tout de même savoir ce qu’il pensait,
par exemple, de la présence, difficile à ignorer, des
ampoules électriques sur les toiles de Bacon, qu’il coupait
toute velléité d’entretien en prenant un air modeste
:“Certes... mais, en voilà assez sur l’art et
le défaut d’art des discours! Le gratin n’attend
pas!... |