- De toute façon nous nous souvenons à tort et de travers, lacha Lucien. Les êtres ni les choses ne collent entre eux, et surtout pas les uns avec les autres. Quant au décor devant lequel ils s’agitent, c’est le bluff des bluffs.

Vraie ou fausse, cette assertion rappela à René un couple possédant, lui, une unicité certaine, un équilibre tangible pourrait-on dire, c’est-à-dire un arrangement plutôt stabile avec l’existence, échafaudé de façon à ne pas s’écrouler à la première occasion, se réservant pour la seconde. Elle, affichait 35-40 ans bien tassés. Son allure rappelait un peu une Wonderwomen sur le retour. Un visage marqué par les intempéries, les coups durs, et dont les mimiques, d’ailleurs fort limitées, ressemblaient à celle de l’actrice de la série. Les seins non plus soutenus par ce drôle d’aigle argenté aux ailes formant des bonnets de soutien-gorge (qui faisait le charme de l’héroïne), mais déformant l’étoffe d’un T-shirt « Bref » et s’évertuant à rester à la surface du montrable, se refusant de sombrer dans la décapilotade générale du muscle en compote et autres friselis de cellulite. Au short étoilé (qui rajoutait au charme de l’héroïne) s’était substituée une jupe vaguement plissée où les taches de graisse dessinaient des nébuleuses jaunâtres. Pour les grandes occasions (festivités nationales, régionales, laïques ou religieuses), elle se faisait une joye et enfilait une robe estivale en tissu déprimé. De son mari, certains affirmaient (Qui ? comment ? de vive-voix ? par ouï-dire ? en sous-entendus ? personne ne s’en rappelait) l’avoir entendu évoqué Bab-el-Assa, Nedroma, Maghnia, la route de Martinprey du Kiss, la baie de Port-Say, les batteries installées entre Saïda du Kiss et Nemours ; d’autres, tout aussi sûr de leur propos, prétendaient qu’il avait servi sur divers bâtiments (le Cardinal, l’Ile Mystérieuse, l’Aviso Montagne), qu’il avait séjourné brièvement à Haiphong, assez longtemps à Cat Laï, s’y était brisé le péroné lors d’un match de football et n’avait pu échapper aux désagréments causés par les plasmodium vivax. Ces quelques points de repères racontaient le personnage sans vraiment en dire quoi que ce soit. Lui-même ne pipait mot. C’était un trapu au visage lardacé par le soleil et les embruns. Il garait la camionnette (une vieille Citroën fourre-tout, bétaillère ou ambulance déclassée, badigeonnée d’un bleu pâle ou jurait l’orange d’un soleil et rouillaient des cocotiers) sur un terre-plein abrité par des tamaris en bordure de plage, et s’éloignait ensuite jusqu’au soir, on ne savait où. Trônant là-dedans, elle vendait des frites ruisselantes d’huile, des merguez imbibées d’harissa, des sandwiches jambon-beurre-gruyère, des croque-monsieur, des gaufres, de l’Orangina, du Perrier, Kanter et Kronenbourg. On remarquait la camionnette de loin, de rien. Entre elle et cette tôle rongée par la corrosion et le sel marin il existait une sorte de connivence des matières, de leur raison d’être, la parfaite symbiose n’apparaissait néanmoins qu’avec le mari, invisible durant toute la journée pour ne revenir que le soir, lorsque les vagues, lasses de ballotter les touristes, ne venaient se jeter que mollement sur le sable dans une fatigue d’écume. Sans échanger un mot mais souriant, ils se retrouvaient. Elle prenait place dans la cabine, il abaissait l’auvent latéral, s’installait au volant et tout cela disparaissait jusqu’au lendemain. Avaient-ils eu le malheur de frôler le bonheur ? De s’être arrangés entre eux, elle avec sa camionnette, lui avec son bateau ? Toujours est-il qu‘un beau jour, allant déposer leurs casiers à la tombée de la nuit, des pêcheurs le découvrirent son bateau – une simple barque rehaussée d’une cabine, baptisée la Ratière – échoué sur l’un des rochers (dont la partie la plus élevée, plantée d’une balise, rappelait un kiosque de sous-marin) formant un trio à quelques encâblures de la côte, gardant l’entrée du port, conchié par les goélands cendrés, guifettes noires, guillemots de Troïl, labbes pomarins, huîtriers pie et mouettes à tout va. L’embarcation était vide. Soit l’homme l’avait abandonnée, pour regagner le rivage à la nage, soit il s’était noyé et y serait ramené par les courants ; soit il avait disparu, bivalve parmi les mytilidés. La fourgonnette ne reprit jamais plus sa place, la femme si, mais une autre. Elle s’asseyait sur un banc fixé au sommet d’une falaise. Elle s’asseyait, elle regardait l’horizon, sans vraiment le scruter, pressentant qu’il n’en viendrait rien. A quoi pensait-elle? Puis elle disparut elle aussi à la fin de cet été-là. Le banc existait encore, scellé dans le granit.

- Et alors? Cela ne prouve rien.