Dix, vingt fois, Camille lui avait demandé de jeter ce „convoi“, à la vue duquel elle se sentait aussi bovine qu’une vache troublée par le passage d’un TGV. Elle l’avait prié, supplié, René promit, jura, tergiversa, laissa les choses en l’état, c’est-à-dire, à l’époque où Durapin (le fils, pas le père) l’envoyait volontiers sur les rails, à droite et gauche, pour des missions tout à fait possibles à qui savait s’y prendre. Ce „qui“ ne pouvait être bien sûr que lui, René, l’amenant à développer un intérêt prononcé pour les trains. Ceux dans lesquels il traversait non seulement l‘hexagone mais force pays limitrophe, ceux qu’il apercevait de leur balcon. Malgré des retards endémiques les trains passaient, et repassaient, avec une régularité inexorable. Ils transportaient d’une gare à l’autre ce qui devait absolument se déplacer: les hommes et les marchandises; celles-ci, pour amphétaminer les économies et activer à outrance la circulation de leurs produits; les premiers, pour des raisons qui allait de cet inextinguible besoin de divertissement jusqu’à la nécessité d’aller gagner son pain de plus en plus loin du lieu où l’on vivait. Passons. Ils passaient donc, ces trains. Convois rouge ou beige clair à bande blanche pour les banlieux, régionaux, grandes lignes, ou tirant ces lourds wagons couleur de rouille, à citerne ou porte-containers, GTS, Cargo Care, Cosco, Mega Combi, Bell Bulk, Hamburg Süd, NYK Logistics & Mega Carrier, Maerk Sealand, Hapag Lloyd, Wedlloyd, Triton, Wettron, Unita, Arcese, Codognotto, Centrum, European, Perma, Power Box, Geest, Samskip, Bay lines, ”K”Line, Transverba, Uniglory, Hanjin, Evergreen, Van Dierer en veux-tu voilà. Il n’était jamais parvenu à affirmer si uniquement les trains de personnes arrivaient délibérément en retard ou bien si ce phénomène du retard s’appliquait aussi à ceux du fret ferrovière ; concernant ces derniers, sa seule certitude était qu’ils se déplaçaient surtout plus lentement et plus bruyamment. Cette question lui permettait de passer le temps de manière, disons, spéculative. Sans attache ni but, pris dans une sorte de ressac au ralenti où ses considérations semblaient dénuées de sens, ou plutôt en conservaient un mais se contredisaient allègrement, et les réflexions, les bribes de réflexions, s’y collaient comme rémoras, frétillaient, sans rien affirmer ni réfuter, ne laissant cependant aucun répis, s’archarnant, il se demandais bien à quoi, jusqu’à ce que ce mouvement devienne affolement, exerçant une pression telle que tout finit par se déchirer. Déchirer, c’était, oui, le mot juste. Sur le quai où il attendait, une fois de plus, son train, profitant de ce temps-mort pour observer les allées-venues des voyageurs toutes lignes confondues, seuls ou en familles, en groupe. Tout ça portait son bagage, valises, sacs, trolleys, le tirait ou le poussait, l’épaulait, sans cesse avalé ou dégurgité par l’escalator, au gré des départs des arrivées, croquait, mâchait, suçottait, sirotait, téléphonait, décapsulait, hèlait, beuglait. En contrebas, il apercevait le cirque ahurissant, les duels des véhicule participant à la circulation, , autant d’orbites en folie, produisant un vacarme auquel venaient s’ajouter par intermitence les annonces hurlées que personne ne comprenait. Plus loin, le sans fin de trains se croisant sur le pont enjambant le fleuve et les péniches, les bateaux de croisière peinant en direction de la source ou glissant vers l’embouchure, cependant que dans le ciel se succédaient les avions amorçant un large virage pour aller attérir. Et soudain cette impression de voir. Non, soudain, toutes ces actions simultanées n’en furent plus qu’une et le flou relatif à l’observation sembla exploser, accroissant non seulement l’acuité de son regard, lui révélant une précision insoupçonnée, mais resserrant d’autant les vis de la lucidité en résultant. Et si ce mouvement le prit dans son rythme il n’en ressentit pas le moindre tourni, n’en faisant pas partie, au contraire. Cette clarté subite l’expédia du centre vers la périphérie, et ensuite toujours plus loin au fur et à mesure que cela se deroulait, par l’effet d’une force puissante, violente, brutale. Cela ne dura qu’une fraction de secondes mais suffit pour l’expulser du manège, du circuit, rouage, engrenage, comme on voudra. Il n’en était plus. Décroché, décollé, dévissé, déscotché...
- Alors on se retrouve alors comme un naufragé. Et l’île sur laquelle on a échoué est bien sûr moins un lieu qu’un état. On ne participe plus, en est désormais incapable. C’est fini. On traîne alors dans la vie, dans les jours, parmi les hommes, sans y être, sans en être vraiment, sans être ailleurs non plus. Bien loin du mystique qui au bout de son ascèse déboule et plonge entièrement dans l’objet de sa méditation. On n’est pas faux, seulement en porte-à-faux. On se lèvera, prendra son petit déjeuner, descendra l’escalier, marchera jusqu’au prochain supermarché, zigzaguera entre les rayons; on se plantera penseur devant les gondoles, ce genre de choses ; on voyagera même... Tout est normal.
- Et puis tu me rencontre, non?