Vous êtes
voyageur, vous êtes notre
homme, avait coupé Durapin
(le fils, pas le père),
vous jetterez un œil sur nos correspondants que je soupçonne
plus de courir la danseuse ou le gathoey que de chasser la concurence
de nos plate-bandes, et vous profiterez du soleil! Pensez à nous
ramener un petit souvenir, une babiole pour le foyer, un
bouddha, un éléphant blanc (ça porte chance paraît-il),
une pagode? hein? Cela sentait le coup fourré, pensa René
en prenant le billet que lui tendait son chef, à peine sorti de
l’aéroport la chaleur lui tomba dessus et ne lui laissa plus
de répit, le martyrisait dans la rue, l’étouffait,
comme l’asphixiaient les gaz éructés par les essaims
de tuk-tuk, deux-roues, autobus et autres véhicules qui semblaient
encombrer la chaussée non pour se rendre à un endroit précis
mais pour le seul plaisir de se déplacer sans cesse en produisant
le maximum de fumée et de bruit, vacarme qui tapissait le mur de
la chambre prise dans une guest-house peu éloignée du bureau
loué par sa société et qu’il avait trouvé
fermé, les correspondants conquérants du marché sud-asiatique
étant parti en tournée à Chiang Mai, ce que lui expliqua
le gardien de l’immeuble dans un anglais écorché vif,
ce que disait aussi, peut-être, cette note scotchée sur la
porte, pensa-t-il, corrigée par le gardien : let me see problems
before they become solutions, ce qui ne changeait rien à l’absence
de Bouchard et Pécuvé se dit-il en empochant les hiéroglyphes
pour retrouver le ciel gris en accord avec les gaz d’échappement,
osmose de la confusion lumineuse et de l’oxyde de carbone, et remercier
Durapin de n’avoir pas poussé la générosité
en invitant Lucien à l’accompagner, il aurait sûrement
voulu établir un programme comprenant l’étude exhaustive
du bois de Ngiew, lubie du chef, en alternance avec la visite de ce qu’il
fallait absolument voir (pour Lucien, moins Chakrawat, Wat Saket, Suthat
ou Phrah Kaeo, que les bars et discos) alors que lui ne pensait qu’à
retrouver sa chambre le plus vite possible, mais ne bougeant pas, il restait
à fixer dans la vitrine trouble d’un restaurant le frétillement
fatigué de poissons japonais, pâles, si pâles, deux,
trois ou six dans un aquarium frigidaire liquide dont l’eau ne lui
semblait nullement propice à une baignade rafraîchissante,
pas plus que celle des Khlongs qu’il longea et sur les quais desquels
parfois s’alignaient des seaux oranges, près de l’un
d’eux, autour duquel tournait un européen le photographiant,
il trouva une boîte et un agenda dont l’aspect indiquait un
séjour prolongé dans l’eau, la première avait
dû contenir un bijou, une montre peut-être, le second était
vieux d’une décénie et n’avait jamais été
utilisé, aussi vide que le bureau où il avait oublié
de laisser un message de son passage, il n’avait ramassé
ni l’un ni l’autre même s’il y avait songé,
si Bouddha, disait-on pouvait se trouver dans une balayette de wc pourquoi
pas dans un agenda vierge et une boîte vide, s’était
approché d’une femme l’invitant à son débit
de boissons (une grosse caisse de bois, un parasol, une glacière)
où il acheta une Singha avalée en deux gorgées, comme
pour se donner le courage de prononcer un khøpkhun mak, tak,
pak vascillant prononcé en joignant les mains à hauteur
du front et de se demander si l’angle d’inclinaison de son
buste était trop accentué ou non, ce à quoi il repensa
dans sa chambre, allongé, occupé à respirer, souffler,
respirer, souffler, respirer, expirer, les yeux fixés sur le ventilateur
mural, everything is in air (Life of human being), se levant
pour regarder s’agiter doucement les rideaux et la frange de la
taie d’oreiller, et de se rallonger, commencer, re-commencer à
griffonner mentalement une carte postale à Camille où il
lui racontait l’ascension d’un escalier débouchant
sur une tourelle à clocheton où trônait l’urne
en forme d’ogive contenant, il ne savait plus, où la silhouette
en carton quadrichromé du roi avait été déposée
contre un mur, où résonnait une musique grézillée
par des haut-parleurs essoufflés, où il lui racontait cette
cour intérieure, oasis de palmiers et bambous avec une pièce
d’eau verdâtre près de laquelle se prélassaient
des crocodiles sacrés, qu’il avait visité comme il
visitait les temples: pour échapper au tumulte de la circulation,
il lui racontait, oui, ce restaurant désert où il avala
ses nouilles en regardant une télévision muette cependant
qu’au sol claquaient les tongs d’un homme obèse qui
promenait entre les tables vides un adolescent tétraplégique
recroquevillé dans son fauteuil, il lui racontait la visite de
la reine d’Angleterre, si puissante que trafic routier et passants
s’immobilisèrent sur le passage du cortège officiel,
il lui racontait la sueur dont il augmentait le débit par l’absorbtion
de mets épicés qu’il agrémentait de tout ce
qui lui tombait sous la main, elle dégoulinait, le transformait
en fontaine ambulante et lui donnait l’impression de cuire lentement
dans ce jus, enveloppait son esprit dans une moitouffeur dont il ne savait
si elle signalait un abêtissement irréversible ou un début
de sérénité non moins irrévocable qui l’amenaient,
l’un comme l’autre, à ne plus savoir ce qu’il
voulait lui raconter, les affaires, les vacances, la vie? autant de marchés
gagnés, perdus, de taux d’échange farfelus, d’épuisement
des stocks, Bouchard et Pécuvé volatilisés, sursauts
de la bourse, agitation de la glotte, érection des coûts
de production – non, l’érection était celle
d’un pachyderme à qui il avait offert un régime de
bananes acheté au gaghut – déficiences, réticences,
vague tremblement de viande, de passé, de, et les enfants étaient
l’avenir, et les salauds d’aujourd’hui étaient
les enfants d’hier, et les enfants d’aujourd’hui seraient
les salauds de demain, et Durapin, Lucien, Bouchard et Pécuvé
étaient les salauds de toujours, Lucien surtout, avec ses airs,
là, qui serait sans doute plus à sa place que lui, René,
là, aveuglé par le bruit non la sueur, que lui oui, planté
à son aise derrière un comptoir encombré, malin commerçant
fourguant des Bouddhas bedonnant comme ceux qui s’entassaient dans
le quartier chinois, l’interpelaient, le défiaient, entassés
oui Camille, et que lui, René, d’étape en étape,
avançait dans sa mission rôdait d’échoppe en
boutique, d’étalages en boui-boui, rôdeur en mission
comme d’autre en odeur de sainteté, cherchait la statuette
digne d’orner le foyer entre les coupes, les médailles, les
certificats, les photos, les bouteilles, Bouddha, éléphant
blanc, bois de Ngiew, pagode, cherchait et chercherait encore, même
si – mais qu’elle n’aille surtout pas le répéter
– même s’il était de moins en moins convaincu,
car peut-être les statues, les statuettes qu’il voyait ici
et là étaient-elles vides – comprenait-elle? –
aussi vides que vides les statues d’ici, il voulait dire de là-bas
vu d’ici, de la chambre où il se transpirait l’être
et l’âme, chez eux donc, nous, Camille, chez nous vu d’ici,
d’où nous venons, où nous vivons, où nous mourrons,
où les statues vides se dressent dans des espaces non moins vides
et nous, nous nous sommes tous ennivrés de ce vide jusqu’à
la dernière goutte comme pochards en ribote, subissons, souffrons
d‘une gueule de bois carabiné, et cherchons pour y remédier
le vide d’autres statues? comprends-tu Camille? comprendrait-elle?
cherchant du vide, un vide alternatif, par peur du vide, parce que Pascal
nous a chauffé les oreilles et que Durapin l’a expédié,
lui, René, quérir ce vide merveilleux, lénifiant,
pour décorer ce foyer pourri où ragots et délations
fleurissent entre deux Ricard et pourquoi n’avait-il pas envoyé
Lucien à sa place, dans cette chambre, où lui, René,
se sentait comme putain sans trottoir sous le pied, non par manque d’adhérence
de ses semelles, mais, mais, mais, peu importe, il lui racontait le va-et-vient
des express boats entre les débris végétaux emportés
par le courant, noix de coco parfois, rappelant des têtes de noyés,
il lui racontait le marché aux oiseaux du Wat Saket sur la place
où l’on abandonnait autrefois les morts aux vautours, il
lui racontait ce billet acheté à la porte d’un temple,
imprimé en thai et en anglais et commençant par your
life is like a cloudy sky – le ciel brouillé, oui, et
comment! – that will be clear only after a thunderstorm,
prophétie commençant bien donc et qui ne finissait pas:
wait! wait, wait, what, wat? qu’attendre de plus,
qu’attendre au juste? Le retour des vadrouilleurs? Que lui apprendraient-ils
qu’il ne savait, lui, qui en savait désormais plus sur le
Ngiew que super Durapin, visionnaire prévoyant d’acheter
des quintaux de ce bois en Thailand pour le travailler à bon marché
en Europe de l’est et le revendre menuisé en chaise et table
de luxe en son pays d’origine. Mentalement il écrivait aussi
un mail à son chef, lui expliquait l’ineptie de son concept,
lui expliquait que lui s’était donné la peine de consulter
le Journal of the Siam Society, Volume XLIX Part I, page 73, dans l’édition
de juillet 1961, où l’on apprenait qu’en Thailand le
Bombax malabaricum-Malvaccae avait le mauvais œil et que
sa seule valeur économique résidait dans la tendresse de
son bois, exellente pour menuiser le cercueil ; il lui expliquait ses
doutes sur l’aquisition de tels meubles, par une population, qui,
comme le renseigna sa logeuse, à voix basse, était saturée
de religion, et n’ignorait pas que dans la tradition bouddhiste
l’esprit des femmes adultères se torturait à essayer
de grimper cet arbre dont le tronc s’ornait de longues épines
déchireuses de chair pour échapper à un tigre féroce
attendant au pied de l’arbre de dévorer les pêcheuses!
S’il s’en moquerait de ces supplices, Durapin : qu’à
cela ne tienne! nous transporterons le bois en, en – en Indonésie,
où il sera transformé en cercueils que nous vendrons en
Thailand, hein? soyez créatif mon petit René, inventif!
les enfers se ressemblent? soit, cela ne nous regarde pas.
René s'endort.
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