Une ampoule dénudée éclairait le bunker aménagé par Granguillon et Durapin (le père, pas le fils), deux employés en pré-retraite, que Lucien et René aidaient cet été là, étaient supposés aider, à faire l’inventaire d’un entrepôt appartenant à une société d’équipement nautique. Une perte de vue en cartons serrés sur des étagères devant bien atteindre six ou sept mètres de hauteur. Le nécessaire pour affronter déferlantes, alizées, pot-au-noir, courants contraires, feux de Saint-Elme, feintes de sirènes, fientes de mouettes, caresses d’iceberg s’entassait là-dedans ; de la panoplie de Cap-Hornier aoûtien aux instruments de précision dont l’utilisation leur semblait aussi complexe qu’un morceau de bravoure heideggerien traduit en hongrois. Mais ils avaient été embauchés pour compter, pas pour comprendre. Saisirent cependant l’ampleur de la tache, pour laquelle la direction leur avait donné une semaine, c’est à dire : cinq jours ; cinq malheureux jours pour mesurer l’infini – c’était du vice. Découragés, persuadés que l’entreprise était irréalisable, se voyant déjà ne pas encaisser le salaire convoîté, ils consultèrent l’expérience ; celle de Granguillon et Durapin en l’occurence. Ils en étaient quand même à leur 30ème inventaire. Perfectionnée d’année en année, leur technique était aussi simple qu’effective. Ils serpentaient entre les étagères, embrassaient les rayonnages du regard, de haut en bas et de gauche à droite, notaient un chiffre sur leur cahier. Vers 14 heures, ils disparaissaient sans prévenir, pour refaire surface vers 17 heures 30. Impressionés certes, Lucien et René le furent, mais ne se sentant cependant pas le courage d’appliquer cette technique infaillible, peu sûrs d’en maîtriser la simplicité, ils s’employèrent à compter ces falaises de cartons, s’embrouillant dans les appellations, mélangeant les numéros de références, pressentant une catastrophe mais certains de faire notre devoir. Appelons les choses par leur nom. Le second jour, ils changèrent de tactique. Face à l’expérience la morale ne pèse souvent pas bien lourd. Et à 14 heures tapantes, ils suivirent les deux accolytes, trottinant alertes jusqu’au coin le plus sombre de l’entrepôt. Là, ils s’étaient aménagés le bunker, qu’éclairait une ampoule inactinique (dont la lumère attirait sans doute moins les regards). On y accédait en retirant un carton. Deux sièges pliables, une caisse renversée où trônait un transistor, constituaient le mobilier, aussi spartiate que fonctionnel de ce repère. Dans un carton éventré, soigneusement empilées sur des gilets de sauvetage, des canettes de bière complétaient le décor, qu’éclairait, justement, l’ampoule nue. Cela aussi était redevable de l’expérience. Une fois assis, Durapin allumait le transistor, Granguillon décapsulait deux bières, qu’ils vidaient à petites gorgées, en silence, écoutant le déroulement de l’étape du Tour en cours. Le 3ème jour, la compétence comptable de Lucien et René avait atteint un niveau tel qu’ils décidèrent de ralentir la cadence afin de ne pas éveiller les soupçons d’un contrôleur sans cesse annoncé mais qui ne vint jamais. Ils rejoignrent donc les deux antiques dans leur grottte ; Phil Anderson conserva encore le maillot jaune ce jour là, pour le perdre le lendemain.