En mémoire encore cet autre film adapté d’Hemingway, enfin ce qui lui en restait.
Donc, comme à tant d’autres, la guerre, la grande, avait joué un sale tour à Jacko, émasculé par un éclat de grenade lors d’un assaut dont la finalité ni le résultat ne furent mentionnés dans aucun bulletin de l’armée. Démobilisé, son désespoir le vouait à une mort précoce; son cynisme le laissait en vie. Peut-être moins philosophe, son camarade Joe fit sauter ce qui lui restait de crâne, Big Bang miniature qui provoqua l’éparpillement en boulettes flasques de la cervelle et de vagues esquilles d’un côté, et de l’autre consolida le mal de vie de Jacko. Pour que l’alcool ne devienne pas son âme-soeur consolatrice, Tom convainquit Billy de lui rentre visite pour sinon lui remonter le moral, du moins de l’empêcher de sombrer trop rapidement. Ce Billy était lui aussi atteint, portait lui aussi ses cicatrices, et jurait à un tel point que la camaraderie du front était bénéfique pour l’après qu’il prouvait par là le contraire, à savoir que la fraternité d’arme peut s’avérer aussi nuisible pour la santé que l’absorbtion régulière de whisky-soda. Le coeur sur la main, Billy proposa à Jacko de lui acheter un chien empaillé; ça n’aboie pas, ça ne chie ni ne pisse sur les tapis – c´est idéal. Jacko répliqua qu’il avait déjà un mal de compagnie : un éclat de grenade pris dans une pyramide de résine posée sur un guéridon et luisant de façon sinistre. Pour sa part, Tom connaissait un collectioneur possèdant un jeu complet de cartes postales dites “ethnologiques” sur lesquelles souriaient timidement des nubilités exotiques innocemment dévêtues, ainsi qu’une douille sciée, haute de 5,5 cm pour un diamètre de 5,2 transformée en cendrier et sur la surface de laquelle on avait artistiquement gravé une pin-up assise maintenant un ballon de plage sur ses genoux. Lorsqu’il rentrait chez lui après une nuit passée à picoler dans les cafés de Montparnasse et à se saôuler dans les bistroquets de Montmartre, Jacko fixait méchamment, pathologiquement cet éclat cruel et répétait inlassablement tel un perroquet sénile : la lune se lève un deux trois, la lune se lève un deux trois... Evoquant sans doute la nuit où les fusées éclairantes précédant l’attaque succédèrent à un lever de lune au cours de laquelle sa virilité lui fit des adieux aussi douloureux que définitifs. Dans sa voix on aurait pu reconnaître la désolation, la fatalité d´une nécrologie composée aux premiers battements de cils d’un nouveau-né, ce qui en dit long sur son moral. Tom, dont le philanthopisme ruait décidément dans les brancards, lui présenta Bettina, sa girl-friandise du moment, que lui disputaient avec plus ou moins de succès les traumatisés, marlous, traîne-savattes, gais lurons écorchés et autres tristes clowns de cette après-guerre baptisés “génération perdue” ne le sont-elles pas toutes? En tout cas, cette population se saoûlait allègrement, mélangeait vermouth, frivolité, martini, morphine, ennui, champagne, psychoses à tendances suicidaires et cognac. Dans cette végétation poisseuse Bettina apparaissait comme une sorte de reine, douée d’une tendresse encore suffisament saine pour accorder à Jacko, entre deux voyages, deux amant(e)s, deux rasades, quelques instants d’une compagnie toute platonique dont il semblait s’accomoder. Le barman lubrique d’un bar situé en face de l’immeuble où il logeait bénéficiait aussi de cette présence féminine, s’imaginant allez savoir quelles cochonneries, s’en rinçant intérieurement l’oeil entre deux coups de serpillère – pôvre ignorant des choses dont la force était telle qu’il ne se passait évidemment rien entre le déssoldaté et sa visiteuse. Les jours passaient et d’ailleurs les nuits. Un écrivain juif et boxeur universitaire entra dans l’existence de Jacko, ainsi qu’un certain Ivan Assassinov, Mrs. Smith, maîtresse d’un prénommé Robert en instance d’être mise hors course, et pour finir un peintre dont le nom ne me revient plus. Ce bonhomme barbouillait avec fierté des “fusées éclairantes précédant un assaut”, des “Argonne”, des “Chemin des Dames” et autres “Déjeuner à Duaumont”, trouvait une réception condescendante dans les cerveaux imbibés mais n’abusait pas Jacko qui jugeait cet individu “dépourvu du moindre esprit et tout à fait dénué de talent, bref un parfait crétin; quant à eux...“ continua-t-il à l‘adresse de Bettina en désignant tous les autres “ils m’asphixient, tout simplement”. Elle, s’amusait beaucoup, à sa manière, passant d’un séjour sur la côte d´Azur à une villégiature en Normandie pour repartir en croisière sur l’Adriatique. Les nuits défilaient et d’ailleurs les jours. Ayant retrouvé une prostituée que Jacko avait connu autrefois quelqu’un (Tom? Billy? Robert?...) concocta un rendez-vous surprise dans une guinguette. En homme d’esprit, Jacko s’y rendit en compagnie de Georgette, une autre reine de la nuit. Toute la clique était de la partie qui manqua de tournée au vinaigre, des apaches n’en appréciant pas le tohu-bohu dérangeant ces propres libations. Au moment où l’un des lascars s’apprêtait à suriner Robert, Billy lui sauva la mise en racontant une histoire, celle d’un camarade surnommé “Rase-Mottes”. Volontaire de l´escadrille Lafayette, ce téméraire, dont le palmares affichait une dizaine de victimes artistiquement représentées par des paquerettes peintes sur le fuselage de son Nieuport, eut l’idée sublîme d’affronter un beau jour un ballon captif avec une coupe de champagne en main et un cigare au bec. Ayant allumé celui-ci avec une allumette (sic!) il jeta celle-là mais un coup de vent vicieux ramena le bâton incandescent vers le moteur. La pompe à essence s’enflamma, le bi-plan explosa, Rase-Mottes grilla sur-place, à ne pas en retrouver une entrecôte. Commentaire lapidaire de son camarade surnommé “L´hirondelle noire de la mort“ : “All blood runs red and burns black”... On rit. On but. On rebut et rit de plus belle. Cette prostituée dénichée par (Tom? Billy? Robert?...), appelée la Marquise, rampa péniblement vers Jacko qui ne la reconnut pas. Qui reconnaîtrait un moment peut-être heureux du passé, s´il revenait ainsi, rongé par les alcools, abruti par la cocaïne et l’éther, dénaturé par l’âge et présentant les symptômes de la tabes syphilitique? Réduite à une existence que désaprouverait un rat, elle lui mandia une passe à cent sous “ à ce prix là tu pourras me prendre par derrière, comme tu voudras...” Comprit-il “comme tu pourras”? Il refusa sèchement. Dépitée par ce renvoi, la Marquise se laissa mourir, ce qui, entre nous, ne lui fut pas bien difficile car elle était sûrement plus proche de la rigor mortis que de la vitalité juvénile. Pris de remords, Jacko jura que cette dernière d’entre les dernières aurait un enterrement de première qui grâce aux relations de Billy se déroula à Suresnes. On joua du jazz. On trinqua sur la tombe fraîche. Un prêtre beau comme un héritier fortuné désargenté et décadent délira sur la rédemption, déclâma un éloge à la gloire de cette Madeleine des faubourgs; on décora la malheureuse à titre posthume avec les moyens du bord, en affirmant que sa présence remonterait – symboliquement parlant – le moral de cette jeunesse gisant là. Ce qui raviva dit-on les cendres de Mata-Hari qui avait aussi remonté le moral à un peu tout le monde et ne fut décorée par personne, mais tout ça ce sont des fariboles. On tira au révolver une puis deux salves d´honneur et salut! Ce beau monde délaissa Paris pour une virée en pays basque espagnol, dans une ville où se déroulait une fiesta à laquelle on se fit fort de participer et tant qu’à faire on assista à une corrida, une vraie, où l’on prend le taureau par les cornes avant de le trucider dans les règles. Robert joua les blasés. Billy frémit de toutes ses fibres et admira le courage de la bête. Mike, qui avait entretemps épousé Bettina, elle-même tombée amoureuse de Jacko, se croyait sur un hippodrome. Jacko pour sa part connaissait sa Bettina et se cassa d’une prière pour Ramon le torero dont l’élégance et le bras ferme à la bandrille ne la laissèrent nullement indifférente. Le ténébreux mais rayonnant Ramon offrit les oreilles et la queue de la victime à sa future. Mike dillapida le reste de sa fortune et sombra, fou de jalousie, contredisant l’idée que ces fêtards figures de proue d’une génération qui s’était somme toute portée volontaire pour se perdre n’étaient pas que des nihilistes dépourvus de sentiments. Robert entendait corriger ce tombeur transperceur de bovidé imbu de sa sale personne. Assassinov, humilié par Bettina qui l’avait envoyé paître, joua au manipulateur et conseilla au boxeur universitaire d´upercuter cette salope, de lui démolir le portrait jusqu’à ce qu’elle en oublie son nom; l’écrivain juif poids moyens n´en fit rien, et sous prétexte que la demoiselle lui avait autrefois accordé les faveurs de son matelas, voulut la forcer à le suivre – elle refusa tout net. Le torero en tout cas en pris plein la gueule et vit 36 vachettes dont les clochettes lui tintinabulèrent... Il s’endormit et rata la fin. Statistiquement parlant, le taux de films dont il avait raté la fin était plus élevé que celui des livres dont il ignorait la première phrase. Qu’en concluait-il? Rien